Je vous ai laissés au Pont Arajuno avec son café/bar/épicerie. Ce lieu est en fait assez stratégique, toutes proportions gardées, car c’est ici que s’opère la jonction entre la « civilisation » matérialisée par la route goudronnée, les bus, le signal pour les portables d’une part et la « vie du fleuve », les allers et retours des longues barques motorisées qui relient le pont aux différentes communautés établies le long du fleuve sur plusieurs dizaines de kilomètres.
Luis prend congé de nous (il nous reprendra deux jours plus tard) et nous attendons une quinzaine de minutes le bateau qui nous mènera à notre lodge qui s’appelle Itamandi. Une fois que nous avons pris place dans la barque, le pilote s’active à la remplir avec toutes les provisions commandées et en attente à l’épicerie : une barque ne repart jamais à vide.
On embarque donc 100 à 150 l d’eau purifiée en gros bidons, 5 ou 6 grosses bouteilles de gaz, un bidon de chlore pour nettoyer les bottes (j’en reparlerai), des fruits et des légumes frais, 200 à 300 oeufs, des matérieux divers et j’en oublie.
En fait, nous sommes dans l’Amazonie pour débutants : il n’y a plus de route, plus de télé, plus de téléphone mais la vie moderne est à 15 mn de barque.
Le fleuve Napo doit faire à cet endroit là une trentaine de mètres de large. Nous sommes à 300 km à vol d’oiseau de l’océan Pacifique mais toutes les eaux ici vont finir dans l’Atlantique, à 3000 km. Le Napo va rejoindre le Maranon qui est lui-même un des fleuves constitutifs de l’Amazone, au même titre que l’Urubamba que nous avions longé au Pérou, dans la Vallée Sacrée, avant de nous rendre à Machu Picchu.
D’où nous sommes, il faut une semaine de barque motorisée pour rejoindre Iquitos, chef lieu de l’Amazonie péruvienne et on peut ensuite continuer très loin vers Manaus au Brésil puis encore Belem aux portes de l’Atlantique.
Ces quelques minutes qui nous séparent du lodge continuent de me faire penser au film d’Herzog sur Aguirre : même silence, mêmes murs de végétation qui laissent entrevoir de temps à autre une hutte sur pilotis et quelques indiens kitchuas.
Nous avons d’ailleurs embarqué deux femmes kitchua faisant du bateau stop qui descendent en route à un endroit où on ne décèle aucune présence humaine.
Nous arrivons à notre lodge qui dispose d’un petit débarcadère. C’est un lodge écolo d’une vingtaine de chambres donnant toutes sur le fleuve avec une petite terrasse avec hamac. L’électricité est exclusivement d’origine solaire et tous les appareils ou eclairages sont basse consommation. Il y a une grande terrase couverte où sont pris les repas. Les matériaux de construction ont été dans une large mesure des matériaux recyclés.
Compte tenu de l’absence de route, la construction de cet ensemble constitue un véritable exploit et j’ai du mal à imaginer le nombre d’allers et retours qu’il a fallu faire pour amener les matériaux de construction et les équipements jusqu’ici.
Il est temps de dissiper un préjugé : nous nous attendions à débarquer dans un sauna avec température et humidité très élevées mais si l’humidité est bien là, la température est tout à fait agréable (20 – 23° C) et par moment fraiche.
Autre préjugé à dissiper, les bestioles. Nous pensions que des nuées de moustiques affamés s’abattraient sur nous et nous étions copieusement recouverts de repellent en prévision de l’attaque. Que nenni ! C’est tout juste si nous avons entendu un vague moustique de temps à autre et encore, je ne suis pas sûr de ce que j’affirme.
Ce qui est certain par contre, c’est que le Ministère de la Santé du pays fait procéder régulièrement à des campagnes de démoustification. Il faut croire qu’elles sont efficaces.
Il existe par contre un point négatif auquel nous n’avions pas du tout pensé : la boue. Elle est absolument partout : les petits chemins pour une personne qui traversent la selva (forêt amazonienne) ne sont qu’une succession ininterrompue de plaques de boue. Ah la gadoue, la gadoue, la gadoue … air connu.
Il s’ensuit que l’équipement nécessaire, essentiel, irremplaçable, indispensable, fondamental que dis-je incontournable est ici la paire de bottes. Heureusement le lodge dispose d’un vaste local à bottes qu’il met gracieusement à la disposition des voyageurs (à mon avis ça se retrouve quelque part dans le prix :-)).
Renseignements pris, nous sommes le seul couple de voyageurs solos au lodge mais nous ne sommes pas pour autant seuls : il y a aussi un groupe de 16 hollandais. Ça promet, pas parce qu’ils sont hollandais mais parce qu’ils sont un groupe.
Comme disait Brassens, le pluriel ne vaut rien à l’homme et sitôt qu’on est plus de quatre, on est une bande de c…s.
Mais finalement, à part un comportement nettement grégaire, nous n’aurons rien à reprocher à nos bataves avec lesquels nous entretiendrons des conversations superficielles mais agréables.
Nous avons un jeune guide kitchua, Franklin, qui nous propose d’aller faire une ballade de nuit et d’aller à la rencontre (comme disent les agences de voyages) d’animaux nocturnes.
Gaby accepte. Fatigué, je me dégonfle. A son retour, une heure plus tard, Gaby raconte pleins d’histoires sur deux thèmes récurrents : les araignées et la gadoue. J’ai bien fait de me reposer !
Bon diner, bonne douche, bonne nuit, bon petit dej’
Le lendemain, nous avons rendez-vous avec Franklin pour aller faire une ballade de deux heures dans la selva. Les hollandais viennent de partir de leur côté quand nous arrivons à l’accueil/bar/local à bottes.
Nous allons enfiler ces dernières quand tout à coup un déluge s’abat sur nous. Nous n’avons pas idée de ces trombes d’eau en Europe. Le déluge dure 5 minutes mais quand il s’arrête, c’est pour laisser place une forte pluie. Ça dure un peu, nous attendons et puis vlan, re-déluge.
Nous décidons d’abandonner alors la sortie en pensant à l’augmentation exponentielle des champs de boue que ces déluges ont du provoquer. Nous avons aussi une pensée légèrement narquoise pour nos hollandais et il est vrai que vers midi nous verrons une quinzaine de jeans de forme et tailles variées (mais jamais très mince) en train de sécher sur les balcons dans l’attente d’un soleil qui ne viendra pas.
Nous pensions qu’à défaut de disposer dans ce coin d’Amazonie de tout le confort moderne, nous aurions au moins droit au silence et au recueillement. C’était compter sans les chercheurs d’or. Eh oui, nous sommes bien en Eldorado : le fleuve Napo charrie dans ses sédiments des quantités certes faibles mais non négligeables du métal précieux ce qui attire immanquablement des orpailleurs de tout acabit.
On imagine tout de suite de braves types méritants munis d’une batée et d’un tamis filtrant des heures durant l’eau du fleuve. Raté ! Il faut se mettre au goût du jour les gars ! De nos jours on pratique avec un bateau muni d’une drague à moteur qui aspire le sable du fond.
Et ça fait un des ces boucans ! Tout ça pour ramener 2 ou 3 grammes d’or par jour et parfois un seul à 35 $ le gramme alors que le bateau, le moteur et tout l’équipement coûtent 5000 $.
Cet après-midi, nous partons en barque avec Franklin et Jorge visiter la Comunidad Santa Barbara. C’est une communauté d’indiens kitchuas située à 15 mn de barque en amont du lodge toujours le long du Rio Napo.
Il n’y a pas de débarcadère à proprement parler et nous devons sauter à l’eau près d’une petite plage boueuse. Heureusement ce n’est pas profond et nous avons nos bottes. Nous nous rendons au village qui est à une centaine de mètres de là mais en chemin il y a une petite falaise de 4 ou 5 mètres de haut à franchir et cette dernière est recouverte d’une couche d’une dizaine de centimètres de boue. Je vous laisse imaginer le spectacle et j’étais trop occupé à éviter de m’affaler de tout mon long dans la boue pour prendre des photos.
En attendant que les membres de la communauté nous rejoignent, nous faisons un petit tour dans le village (maisons bois sur pilotis, toits en feuille de palme) et là, justice immanente, nous sommes récompensés de nos pensées narquoises vis à vis des bataves par un … un véritable déluge bien ciblé qui s’abat sur nous.
La communauté Santa Barbara compte environ 120 personnes, toutes kitchuas, dont 40 enfants scolarisés sur place dans une petite école primaire. Elle est dirigée par un président élu pour deux ans, en l’occurence Jorge, le pilote de notre barque, qui a 38 ans et déjà 10 enfants.
La communauté est enregistrée auprès des autorités et est gérée par des statuts comportant des obligations strictes concernant le mode de vie et les règles écologiques. Le non respect répété de ces règles par un membre de la communauté peut conduire à son bannissement.
Le foyer de pierres est allumé quasiment en permanence. 2m au dessus du foyer sont accrochés des paniers pour conserver les aliments. Fumée et chaleur éloignent insectes et conservent.
La communauté vit de l’agriculture, de la pêche, de l’artisanat et du tourisme. Elle revend une partie de sa production pour se procurer de l’argent en vue de l’achat de matériel. Les rencontres avec marchands venus de la ville (jusque Quito) se font au pont, fin du goudron.
Le premier médecin est à 20mn de barque puis 10mn d’un bus qui passe plus ou moins toutes les heures. En cas d’urgence, il faut compter 20-25 mn de barque jusqu’au pont plus 25mn de taxi ou d’ambulance jusqu’à Tena, chef lieu de la province. A cela il faut ajouter le temps que le taxi ou l’ambulance arrive. Dans la majorité des cas tout va bien … mais pas toujours.
Une fois terminée l’école primaire, les enfants vont au collège qui se trouve à 1H30 à pied, à l’aller comme au retour.
Tous les jours à 4H du matin, la communauté se réunit pour boire la chicha, qui est une boisson de divers fruits légèrement fermentée, discuter des affaires communes ou tout simplement papoter. C’est une sorte de veillée du matin. Après cela petit-déjeuner puis travail. On se couche tôt ici.
Pour pêcher, on bouche un bras étroit du fleuve avec des branchages et dans la partie libre on place une espèce de panier en forme d’entonnoir. le poisson ‘(chat) ne peut passer que là et reste coincé dans le panier : simple mais efficace.
Les enfants de la communauté (5-8 ans) nous font une démonstrtion de danse traditionnelle. Ils sont très naturels et rieurs. Les mamans leur enseignent les éléments de culture quand elles ont un moment
Nous goûtons différents types de nourriture : fruits et racines inconnus, poisson chat, bananes. C’est mon baptême en ce qui concerne les vers grillés : finalement ce n’est pas si mauvais. Tous ces aliments ont des goûts très divers mais jamais très forts. Ce que nous laissons est aussitôt dévoré par les enfants : dans ces terres de frugalité, rien ne se perd.
Puis c’est le retour. En route nous apercevons le saut fugace d’un phoque d’eau douce puis nous rentrons, fatigués mais heureux d’avoir pu découvrir un autre aspect d’une humanité décidément très riche.
Demain nous repartons à l’assaut des Andes.
quel magnifique récit! merci